Contexte
Impossible de ne pas voir en 11/Force, une allusion aux premiers chrétiens.
Qu’il s’agisse de ces adeptes du Christ qui furent jetés en pâture aux fauves pour le plus grand plaisir des spectateurs des jeux du cirque romains.
Ou que ce soit sous la forme de ces saints qui, jetés dans la fosse aux lions, s’en sortirent indemnes, protégés par le Dieu de la religion chrétienne catholique.
Sous la forme du supplice ou du miracle, 11/Force témoigne de son ambigüité.
Ambigu
Le message serait-il que le travail sur soi, consistant à maîtriser ses pulsions et instincts, va s’apparenter à un supplice ; travail long et pénible, voué à l’échec ?
Ou que, Là-Haut, on veille sur nous et que si on s’y met, nous bénéficierons d’un petit coup de pouce et – miraculeusement – réussir notre Quête ?
Je pense qu’il n’y a qu’une seule façon de le savoir … Tenter sa chance !
Autres pistes, plus ésotériques cette fois :
- la notion de risquer de servir de bouc émissaire, une fois qu’on emprunte des voies telles que l’ésotérisme, l’occultisme ou l’hermétisme. Moins comique. Plus prophétique ?
- une allusion aux sectes chrétiennes des premiers siècles, sur le plan de l’Histoire et une preuve de la subsistance d’une église secrète, ésotérique, sur un plan plus … occulte ?
Daniel
A un niveau plus symbolique cette fois, il est un de ces saints qu’on retrouve régulièrement représenté dans les sculptures des églises, accompagne de lions : Daniel.
Daniel est l’un des grands prophètes de l’Ancien Testament et aussi un prophète du Coran. Cela, chrétiens et juifs semblent souvent l’oublier ; et pourtant, voilà un des nombreux points communs entre les trois religions.
Daniel signifie Jugement divin. Or, en 11/Force, combien avons-nous de barres dans le code du cartouche ?
Comme une mise en abîme de son histoire ? Amusant, non ?
Selon le récit biblique, Daniel n’est qu’un adolescent lorsqu’au sixième siècle av. JC, il est déporté à Babylone. Par sa sagesse, il gagne la confiance de Nabuchodonosor et devient fonctionnaire de cour. Il interprète les songes du roi.
Voilà qui nous intéresse. Voyant, Daniel ? Prédisant l’avenir royal ?
Le cœur du tarot nous susurrerait peut-être bien que la prédiction d’avenir, au moyen des cartes, serait possible.
Je manque de m’en étouffer.
Daniel décode les songes du roi, oui, mais avec un complice de choix : Dieu. Ouf ! Cela nous relie à 16/Maison.
J’avale.
Par la suite, Daniel se gagne les faveurs de Darius. Le roi mède apprécie ce conseiller perspicace. Mais des ennemis le font tomber en disgrâce, et le monarque est contraint de le jeter en pâture aux lions.
Prier ? Interdit !
Fidèle à sa foi, il écarte miraculeusement le supplice et se voit gracié. Episode que nous voyons représenté dans les cathédrales. L’imagerie habituelle nous le propose souvent ayant l’air de s’ennuyer prodigieusement dans cette fosse aux lions, fauves décidément bien peu intéressants.
Je vous propose d’analyser ce récit en profondeur, puisqu’il occupe la place centrale dans le tarot.
Commençons par un résumé des faits, dans leur contexte.[1]
Les propos qui suivent sont librement inspirés du travail d’E.Cassin.[2]
Le Roi des Mèdes et des Perses, Darius, a mis à la tête de son empire trois présidents ; Daniel est l’un d’eux. Son intelligence et son dévouement sont tels que le Roi a l’intention de l’élever au-dessus des deux autres, en en faisant une sorte de vice-roi.
Aussi les deux présidents, selon la LXX, tous les satrapes, selon le texte hébreu, veulent le perdre ; mais ils savent que Daniel est sans reproche. Ils imaginent alors de faire promulguer un édit qui interdit pour une durée de trente jours d’adresser des prières à aucun dieu, si ce n’est au Roi. Toute personne qui transgressera l’édit sera jetée dans la « fosse » aux lions. Ils font signer l’édit par le Roi, le rendant ainsi irrévocable. Bien que Daniel ait eu connaissance de la signature du décret, il n’en continue pas moins d’adorer trois fois par jour, selon la coutume, le dieu d’Israël.
Après avoir fait reconfirmer de vive voix par le Roi l’irrévocabilité du décret, les deux présidents, seuls, selon la LXX avec tous les satrapes, selon les autres versions, accusent Daniel devant le Roi de transgresser son édit. Les témoignages sont formels et faits selon les règles. Daniel est coupable d’avoir violé la loi et doit subir le châtiment prévu.
[1] Ancien Testament, Livre de Daniel, CH.6
[2] Cassin Elena. Daniel dans la « fosse » aux lions. In: Revue de l’histoire des religions, tome 139 n°2, 1951. pp. 129-161.
Tu as prié ? Aux lions !
Le soir venu, il est amené et jeté aux lions. Une pierre est disposée sur l’ouverture de la « fosse » pour la boucher : le Roi et ses Grands y apposent le sceau de leurs bagues. Le Roi rentre chez lui, il passe une mauvaise nuit. Le matin suivant, il se lève à la pointe du jour et, accompagné par les satrapes, selon la LXX, seul, selon les autres versions, il se rend en toute hâte à la « fosse », appelant Daniel.
Celui-ci répond. Il est vivant, le dieu d’Israël ayant fermé la gueule des lions, car il a été trouvé pur devant son dieu, et devant le Roi, il est également sans faute. On fait sortir Daniel de la « fosse » et les accusateurs, les deux présidents seuls, selon la LXX, avec les satrapes, selon les autres versions, y sont jetés à leur tour, ainsi que leurs femmes et leurs enfants : les lions les tuent instantanément en leur brisant les os.
Dans l’épreuve à laquelle Daniel est soumis, trois faits sont significatifs : le temps de l’épreuve, le lieu de l’épreuve et l’instrument de l’épreuve : les lions.
L’épreuve doit commencer après le coucher du soleil. C’est à ce moment (seulement) que Daniel est conduit à la citerne et y est précipité. D’autre part, c’est au matin tôt, à l’aube, que le Roi accourt à la citerne pour voir si Daniel est encore en vie.
Le lever du soleil marquait le terme de l’épreuve. Daniel devait passer la nuit dans la citerne. Nous connaissons par le langage des prophètes et des psaumes, le rôle négatif joué par la nuit.
Le caractère ténébreux est propre au monde des morts. Les ténèbres sont hostiles à l’homme vivant, comme la lumière lui est bienfaisante. (…) Voilà qui revient à dire qu’en 11/Force commence la nuit du Cherchant.
Une fois la roue franchie, c’est à toute notre noirceur, notre royaume des ombres et les morts – cadavres dans le placard – que nous allons nous confronter.
Quant à l’aube qui verra notre délivrance, nous la retrouvons bien évidemment dans les 20 barres verticales du cartouche inférieur de la carte.
20/Jugement.
Aube d’un jour nouveau : résurrection.
Tout comme le tarot indique en 11/Force qu’il nous faudra attendre 20/Jugement pour récolter le fruit de notre travail, Daniel est plongé dans le puits pour y passer la nuit.
Redite du tarot, qui nous avait déjà annoncé la couleur en 8/Justice.[1]
Le puits
L’idée d’obscurité et de nuit est étroitement liée avec l’image du puits (fosse ou citerne dans certaines versions).
Le puits s’oppose, dans les psaumes, à l’espace plat, sans encombre, ou au rocher solide sur lequel l’homme peut poser le pied sans crainte ; tandis que le puits représente les profondeurs de la terre, où le péché précipite l’homme. Le puits revient fréquemment dans les psaumes : le leitmotiv y est celui des méchants qui ont creusé un puits pour y faire tomber leur victime : mais c’est sur eux-mêmes que la bouche du puits se referme. Il faut remarquer que les méchants sont les calomniateurs de l’innocent, qui, par leurs paroles mensongères, ont porté atteinte à son intégrité. La cavité dans la terre symbolise la mort, ou la captivité, mort sociale de l’homme.
La prison
J’ai envie de placer ici le lien avec le travail psychogénéalogique. A défaut de faire du clan, les ennemis, ce dernier n’en n’a pas moins balisé le parcours, chemin parsemé d’embûches, de trous, avec les cadeaux légués en mémoire de fidélité à la famille.
Tout le travail du Cheminant consistant à redonner au clan ce qui lui appartient, à se libérer de la prison dans laquelle il le tient enfermé, tant qu’il n’a pas pris ses distances par rapport à lui.
Quant à la personne que les chemins de la vie ont égarée, on peut lire dans cette partie de la légende de Daniel, ces moments où on est mis au ban de la société – réellement ou psychologiquement – temps d’en assimiler les rouages ou de payer le prix des actes commis, en pensée, en paroles, par action ou par omission, comme disent les cathos.
Cela devient dès lors le début du travail sur soi : 11/Force- 12/Pendu- 13/ASN.
Conclusion et interprétation
Lorsque cet épisode de Daniel n’a plus été compris en fonction de son sens ordalique, lorsque surtout il a commencé dans le christianisme une carrière honorable, devenant le symbole de la résurrection, les deux premiers éléments de l’épreuve, le temps (la nuit) et le lieu (la citerne) ont progressivement perdu de leur importance, alors que le troisième élément (les lions) absorbait toute la valeur symbolique de la légende.
Le lion est, dans un sens, le symbole de tout ce qui n’obéit pas à l’homme, de la nature sauvage et non-socialisée, brousse et désert. Mais sa nature est marquée par une ambivalence qui fait de cet être terrifiant et associal, l’instrument même des punitions divines. C’est son caractère de puissance sauvage à son degré maximum qui fait du lion, l’exécuteur des châtiments divins et des restaurations de l’ordre.
Dans les psaumes hébraïques, les lions représentent métaphoriquement les ennemis de l’homme qui souffre et qui implore l’aide divine.
Les écrivains arabes nous donnent du rôle du lion, des exemples qui nous ramènent à la légende de Daniel. Comme dans celle-ci, le lion fait reconnaître les vrais croyants et légitime ceux qui ont dans leurs veines, du sang … sain. Il finit même par apparaître comme le protecteur des hommes pieux, le guide des égarés et le sauveur miraculeux des enterrés vivants.
C’est ici, à mon sens, que vous pouvez placer toutes les réflexions sur ce qui se passe entre le personnage de la carte et l’animal : union, combat, alchimie ? A vous de voir.
Si on se base sur le chapitre 6 du Livre de Daniel, l’intervention divine, se produit grâce à la nuit, au puits et aux lions. C’est la juxtaposition des trois éléments qui permet de « vaincre » la carte.
Et non simplement la confrontation aux lions.
Voilà en substance, la quintessence du propos que je voulais vous livrer dans ce long paragraphe : trop facile de se limiter à la maîtrise du lion. Il y a aussi un lieu et un moment.
Sans m’appesantir sur le sujet, il est bon de savoir que les premiers chrétiens lisent cet épisode, comme celui d’une résurrection. En 10+1, aurions-nous affaire à cela ? Un nouvel être surgirait-il, issu des profondeurs abyssales de 10/Roue ? A moins que la gueule ouverte du lion, posée sur le sexe du personnage féminin …
Enfin, je vous invite à lire l’épisode de la vie de Daniel en y posant le calque de la mythologie égyptienne. Les Hébreux se sont basés sur elle, pour inventer le récit de cet épisode de l’Ancien Testament. Et donc, oui, le christianisme doit beaucoup à l’Egypte.[1]
[1] lire à ce sujet : Collectif, Ce que la Bible doit à l’Egypte, ed. Bayard